Extraits du deuxième chapitre de la Règle :

La sagesse et la prudence parfaites consistent à savoir comment plaire à Dieu. Les soeurs doivent examiner continuellement en leur coeur comment elles obervent la Règle de la Vierge Marie et si leur vie se trouve pure et agréable au regard de Jésus. À l’exemple de la Vierge, se garder d’Hérode et d’Archélaüs. Ce n’est pas sans mystère que nous lisons que la Vierge n’a fui que ces deux rois : de fait, Hérode signifie le vice de la chair ; et Archélaüs, celui de l’Ambition. Or, de ces deux péchés, on triomphe plus facilement par la fuite que par le combat. À l’exemple et à l’imitation de la Vierge, les sÅ“urs, pour  plaire au Christ et à la Vierge : ne doivent pas parler à la légère, mais être lentes à le faire, […] elles doivent peser dans leur cÅ“ur ce qu’elles ont à dire…»
 

Commentaire : 

Pour nous introduire à cette vertu de prudence, sainte Jeanne et le bienheureux Gabriel-Maria commencent par nous inviter à méditer l’Évangile où il est question de la Vierge Marie.

Ainsi, la Vierge réfléchit sur les événements de sa vie :

« À cette parole Marie fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. » (Luc, 1., 29) – « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son cÅ“ur. » (Luc, 2, 19) – « Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth ; et il leur était soumis. Et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses en son cÅ“ur. » (Luc, 2, 51).

Joseph et Marie prennent certaines décisions, après avoir discerné un danger, un mal :

« Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte ; et il resta là jusqu’à la mort d’Hérode ; pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur : d’Égypte j’ai appelé mon fils. » (Mt 2, 14-15) – « Quand Hérode eut cessé de vivre, voici que l’Ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en Égypte, et lui dit : « Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d’Israël ; car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant. » (Mt, 2, 19-20)

Que nous disent ces textes ? Marie et Joseph sont Juifs ; ils ont médité l’Écriture ; ils ont retenu la leçon de l’Ecclésiastique : « Ne fais rien sans réflexion ». Marie et Joseph sont véritablement ceux qui recherchent la sagesse. L’un et l’autre peut s’attribuer cette parole de l’Ecclésiastique : « J’ai recherché ouvertement la sagesse dans ma prière ; je l’ai demandée et je la rechercherai jusqu’au bout. » Marie a recherché la sagesse ; Elle l’a demandée dans sa prière, Elle l’a recherchée jusqu’à la fin de sa vie. Marie cherche à découvrir Dieu, à découvrir le « comment » de l’agir de Dieu dans sa vie. Et une fois découvert, elle agit en conséquence.

De son côté, à l’exemple de la Vierge, sainte Jeanne n’a jamais rien fait sans réflexion. « Malgré son jeune âge Jeanne était pleine de grande maturité et de prudence et jamais elle n’aurait répondu sans avoir d’abord prémédité sa réponse et considéré quel résultat cela pouvait entraîner » (Chr. 31) Comme Marie, elle « méditait en son cœur », considérait les événements à la lumière de l’Esprit, lumière qu’elle puisait dans la prière. « C’était une Dame, dit encore la Chronique, de grande prudence, de douceur et de vertu.» (Chr. 145).

Qu’est-ce que la prudence ? Ce mot ne sonne pas très bien aux oreilles du monde actuel. Prudence, pour nous, signifie conduire la voiture avec précaution, observer les règles de la circulation…., etc. Dans la tradition grecque et patristique comme dans celle de la Bible, la prudence est beaucoup plus riche de sens. Elle évoque en premier lieu la sagesse, c’est-à¬-dire la capacité de lire les événements et d’agir, à la lumière de Dieu. Cette sagesse, la sagesse de Dieu, est à la fois créatrice et enseignante : «Tout ce qui est caché et visible, je l’ai connu, car c’est l’ouvrière de toutes choses qui m’a instruit, la Sagesse !» (Sg 7, 21). Elle est un savoir, un savoir issu de l’expérience, un savoir sur la vie.

C’est bien dans ce sens là que Jeanne et Gabriel-Maria considèrent la prudence : pour eux, en effet, prudence et sagesse sont synonymes, ils sont équivalents ; ils les mettent sur le même plan : «La prudence et la sagesse parfaites consistent comment plaire à Dieu». Le «comment» est important car il signifie la manière dont cette sagesse, cette prudence, va se vivre dans la vie. La prudence, telle qu’elle est vue dans ce second chapitre de la Règle de l’Annonciade, veut dire : savoir interpréter ce qui arrive, décider ce qui est à faire humainement, tout cela, à la lumière de Dieu, afin de lui plaire.

La source de la prudence ? Si nous comprenons la prudence de cette façon, elle ne peut alors venir que de l’Esprit Saint : «Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents (c’est-à-dire aux prudents selon le monde) et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Mt 11, 25). C’est l’Esprit qui nous fait découvrir la prudence chrétienne. D’où l’importance pour Jeanne d’avoir en soi « l’Esprit du Christ ». C’est Lui qui pourra nous mener au bon discernement.

Quels aspects cette prudence, cette sagesse, peut-elle revêtir ? Pour sainte Jeanne, la prudence va avec la discrétion, c’est-à-dire, l’équilibre. Dans la conduite de sa maison, note un de ses biographes, Jeanne fait œuvre de prudence, c’est-à-dire, d’équilibre. «On eut pris son palais pour une image du paradis. Les domestiques y étaient très fidèles en leurs emplois. Les partialités, les envies, les haines, les querelles (qui sont si communes dans les maisons des grands) en étaient tout à fait bannies. Tous y étaient si tranquilles, qu’il semblait que la paix y eut établi son trône…» (Barthélemy d’Astoy).

On trouve cette discrétion et cet équilibre également chez saint François. «…. il n’aimait cependant pas cette rigueur outragée qui ne revêt pas les entrailles de la douceur et n’est pas assaisonnée de discrétion…. Soyez des modèles les uns pour les autres, mes frères, non point par vos jeûnes mais par votre charité. Il leur apprit encore à suivre la discrétion, accompagnatrice obligée de toute vertu…». (St Bonaventure).

Prudence signifie encore sens de la responsabilité, c’est-à-dire agir et assumer les conséquences de ses propres actions. Car la prudence exprime une autre idée : celle de la décision prise avec réalisme et sens du concret, sans retard ni crainte d’avancer. Comme nous sommes loin d’une conception actuelle de la prudence qui incite à hésiter, à rester sur ses gardes ! L’exemple de la Sainte Famille fuyant en Égypte est un exemple type de cette prudence réaliste et concrète qui est mise en Å“uvre à la lumière de Dieu. Réalisme et prudence, cela était notoire chez Jeanne. Elle connaissait la vie, savait apprécier les êtres et les choses à leur juste valeur et savait agir en conséquence. C’est pourquoi, on recourait à ses conseils. Sa prudence est en effet reconnue En effet, « dans des affaires importantes on venait à elle pour recevoir conseil sachant que la sagesse divine reposait en elle ». (Chronique de l’Annonciade).

Prudence veut aussi dire, discernement, capacité de percevoir, parmi ce qu’il faut envisager d’accomplir, ce qui conduit à Dieu et ce qui nous en éloigne, ce qui est selon l’Esprit du Seigneur Jésus ou non. Il s’agit donc du discernement de qui, ayant l’esprit de la divine sagesse, peut distinguer les manières d’être et d’agir conformes à l’Évangile de celles qui en restent éloignées. En un mot : discerner les manières d’être et d’agir qui plaisent à Dieu.

Le discernement, c’est donc découvrir à la lumière de Dieu si une action est bonne ou mauvaise. Ce n’est pas toujours évident au premier regard. Nous sommes traversés par tant et tant de sentiments contraires, plus ou moins bons. Jeanne et Gabriel-Maria dans ce chapitre de la Prudence mettent le doigt sur deux grandes tendances du cœur humain marqué par le péché : le péché de la chair et de l’ambition. (Le terme de « chair » est à prendre au sens large ; il signifie la convoitise sous toutes ses formes).

Savoir les voir en soi et les fuir : tel est le conseil qu’ils donnent. Les fuir pour eux veut dire les repérer et les combattre en se retournant vers Dieu, en posant un acte d’obéissance à ses commandements. Discerner ces tendances suscite un combat intérieur fécond, un choix de notre part en vue d’un surcroît de vie. Car ce que Dieu veut c’est l’homme vivant. C’est un chemin de vraie liberté. Car s’enfermer dans l’ambition, l’orgueil ou la convoitise, c’est devenir esclave et prisonnier de son « moi » et, de ce fait, se couper de Celui qui nous fait vivre. Par contre, fuir ces tendances en posant un acte d’humilité et d’obéissance à Dieu, c’est-à-dire en se présentant devant Dieu comme je suis, tout en désirant lui obéir et vivre de manière à lui plaire, c’est connaître la vraie liberté des enfants de Dieu.

Discerner, c’est aussi essayer de voir si une action, par ailleurs bonne, est opportune. Par exemple, rendre service est bien, mais est-il opportun de rendre service, maintenant, à telle personne ? Tout cela fait partie du discernement. Dans l’expérience spirituelle, peu à peu, se constitue cette sagesse et cette prudence, qui apprend à discerner, à découvrir, à distinguer la présence et la volonté de Dieu, par exemple en se posant ce genre de questions : est-ce que cela vient de Dieu ? Est-ce que cela me conduit à Dieu ? Suis-je bien dans l’esprit du Christ et de l’Évangile ? Par delà l’extérieur des choses, de nos sentiments, de nos idées, il s’agit de distinguer la réalité profonde du cœur de Dieu, de la volonté de Dieu, de l’Évangile ; distinguer aussi les mauvaises suggestions qui sont en nous de celles qui sont bonnes ; distinguer ce qui vient de l’Esprit Saint de ce qui vient de l’esprit mauvais. Tout cela demande à rentrer en soi-même.

La prudence veut dire aussi examen de conscience, silence intérieur. Regarder ce qui se passe en nous, ce qu’on a fait, discerner la vie, les événements, essayer d’y voir clair à la lumière de l’Esprit Saint. Cette réflexion sur soi-même fait découvrir si nous sommes dans la volonté de Dieu ou non. Car toute joie, toute satisfaction, n’est pas un signe assuré de la volonté de Dieu. Mais l’humilité profonde du cœur est le moyen de voir clair en soi-même. « Gardons-nous de la sagesse de ce monde et de la prudence égoïste …

Celui qui est docile à l’esprit du Seigneur …, s’applique à l’humilité et à la patience, à la pure simplicité et à la paix véritable de l’esprit ; ce qu’il désire toujours et par-dessus tout, c’est la crainte de Dieu, la sagesse de Dieu, et l’amour de Dieu. » (St François)

Tout cela ne peut se comprendre et se faire que dans un certain silence intérieur. Car la prudence, fruit de l’Esprit Saint, naît d’une réelle habitude au silence, ce qui évite les jugements et les actions précipités. Souvent, et surtout lorsque nous parlons, nous sommes très irréfléchis, cela parce que nos paroles ne naissent pas du silence, d’un instant d’arrêt et de réflexion. Là encore, la Vierge est modèle. C’est pourquoi sainte Jeanne et le bienheureux Gabriel-Maria parlent du silence lorsqu’ils abordent cette vertu de prudence. Ils nous invitent en effet à ne pas « parler à la légère, mais être lents à le faire, à peser dans notre cœur ce que nous avons à dire avant d’ouvrir la bouche afin d’éviter toute parole oiseuse, c’est-à-dire, toute parole creuse, sans consistance.
Celui qui en vit, qui est sage au sens évangélique, se trouve toujours en paix avec lui-même, réconcilié avec la réalité ; il ne se fait pas d’illusions, ne reste jamais déçu, car il sait évaluer chaque chose selon un sens réaliste du concret, il sait prévoir et penser avant d’agir. La prudence est donc une sagesse de vie : elle est harmonie intérieure, tranquillité d’âme, sérénité intérieure et paix, ordre et clarté; la prudence nous permet de voir ce qui est essentiel. Et cet essentiel : discerner comment plaire à Dieu et le servir. Là encore, saint François et sainte Jeanne nous éclairent :

Pour saint François en effet, la sagesse va avec plaisir de Dieu. «De toute son intelligence, de toute son âme, il cherchait le moyen de s’attacher parfaitement au Seigneur Dieu, conformément à ses desseins et au bon plaisir de sa volonté. Là, était pour lui le sommet de la philosophie… » (Thomas de Celano). Sa sagesse va aussi avec le service de Dieu. Il cherchait « par quelle voie, par quel moyen, il pourrait plus parfaitement servir Dieu comme Dieu voulait lui-même être servi, telle était sa préoccupation constante : c’était pour lui le sommet de la philosophie… » (St Bonaventure).

On sait combien sainte Jeanne désirait faire « plaisir et service », à l’honneur Dieu et de la Vierge Marie. Pour cela, elle s’était « entièrement dédiée et donnée à la Vierge Marie et lui avait promis de conformer toute sa vie, en toutes choses, en pensées, en paroles et en œuvres à la sienne, autant que la fragilité humaine pourrait le permettre et qu’elle n’avait plaisir que de faire honneur, plaisir et service à la Vierge Marie » (Chronique de l’Annonciade).

La prudence nous apprend à ne pas tout accepter, à peser le pour et le contre. Elle nous amène, en un mot, à porter autant que faire ce peut un jugement droit. La prudence est une écoute. « Bienheureux ceux qui écoutent la Parole de Dieu ». Le manque de discernement est toujours un manque d’écoute. Discerner, c’est toujours se mettre à l’écoute, scruter l’Écriture, la tradition de l’Église, scruter ce que le Seigneur nous demande, à juger les choses selon Dieu, de son point de vue, à la lumière de sa Loi d’Amour.

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