Conférence donnée lors du Pèlerinage à Notre-Dame de l’Annonciade, au monastère de Thiais, le 12 juin 2016.

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Avant d’entrer dans le vif du sujet, voici quelques repères biographiques, au cas où certains d’entre vous découvriraient pour la première fois sainte Jeanne de France :

Née en 1464, à Nogent-le-Roi, Jeanne est la fille du roi Louis XI et de la reine Charlotte de Savoie. De 5 ans à 19 ans, elle réside au château de Lignières en Berry.  À 7 ans, elle reçoit en elle l’intuition spirituelle qu’un jour elle fondera un Ordre religieux dédié à la Vierge Marie. Les années vont passer. À 12 ans, elle est imposée en mariage par son père à Louis d’Orléans qui jamais n’accepta ce mariage forcé, et cela, à cause du handicap physique de la jeune femme. Vont suivre 22 ans de vie conjugale difficile. En 1498, à la mort du roi Charles VIII, Louis d’Orléans devient roi de France. Il fait alors annuler par Rome son mariage avec Jeanne pour épouser Anne de Bretagne. Jeanne devient duchesse de Berry. Elle concrétise alors l’intuition reçue en sa jeunesse : elle fonde, en 1502, avec l’aide du franciscain,  le bienheureux Gabriel-Maria, l’Annonciade.  Elle meurt le 4 février 1505. Béatifiée en 1742, elle est canonisée par Pie XII en 1950.

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Comme l’écrit le pape François «  la miséricorde de Dieu n’est pas une idée abstraite, mais une réalité concrète à travers laquelle Il révèle son amour comme celui d’un père et d’une mère qui se laissent émouvoir au plus profond d’eux mêmes par leur fils. Il est juste de parler d’un amour « viscéral ». Il vient du cœur comme un sentiment profond, naturel, fait de tendresse et de compassion, d’indulgence et de pardon. » (Bulle d’indiction de l’année de la miséricorde, Rome 2015).

1. La vie de Jeanne sous le signe de la miséricorde

Lavement des pieds

Jeanne lave les pieds des pauvres

Il y a eu des moments dans la vie de Jeanne qui l’ont appelée de façon pressante à fixer son regard sur la miséricorde, afin de devenir elle aussi signe efficace de la miséricorde de Dieu pour son plus proche prochain. Jeanne a longuement contemplé le Christ et plus particulièrement le Cœur transpercé du Crucifié. Son confesseur nous dit que, lorsqu’elle contemplait en son esprit  les Plaies du Crucifié, elle se « consumait d’amour quand elle arrivait au Cœur transpercé » de  Jésus. Parmi les rares reliques que l’on conserve d’elle, il y a un dessin qu’elle a fait et ce dessin représente un Cœur transpercé, signe qu’elle était véritablement attirée par le Cœur du Christ, du Christ miséricordieux.

Familière de l’évangile et de ses paraboles où Jésus révèle Dieu comme un père plein de miséricorde, Jeanne y a trouvé le fondement de sa vie de foi ; elle a fait l’expérience que la miséricorde est une « force victorieuse de tout », victorieuse de tout mal, une force « qui remplit le cœur d’amour, et qui console en pardonnant » (Pape François, Bulle d’indiction de l’année de la miséricorde, Rome 2015).

Jeanne a-t-elle fait ce que le Pape François conseille dans la Bulle d’indiction de l’année de la Miséricorde ? Comment a-t-elle vécu en disciple de Jésus,  et de Jésus miséricordieux ? « La prédication de Jésus, écrit le pape François, nous dresse le tableau de ces œuvres de miséricorde, pour que nous puissions comprendre si nous vivons, oui ou non, comme ses disciples. Redécouvrons les œuvres de miséricorde corporelles : donner à manger aux affamés, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, assister les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts. Et n’oublions pas les œuvres de miséricorde spirituelles : conseiller ceux qui sont dans le doute, enseigner les ignorants, avertir les pécheurs, consoler les affligés, pardonner les offenses, supporter patiemment les personnes ennuyeuses, prier Dieu pour les vivants et pour les morts.» (Bulle d’indiction de l’année de la miséricorde, Rome 2015).  Jeanne a-t-elle réellement posé de tels gestes au cours de sa vie ? Oui, elle les a posés. Grâce à certains documents qui ont été conservés, nous pouvons  en effet nous faire une petite idée des œuvres de miséricorde de Jeanne, au quotidien.

2. Les œuvres de miséricorde spirituelles de Jeanne ou une attitude de fond de miséricorde

Les œuvres de miséricorde spirituelles chez Jeanne se manifestent par une disposition profonde de son cœur, faite de patience et de support mutuel, de prière, et aussi de sagesse humaine.  Voici quelques faits.

Un certain Jean de Châteauneuf, neveu par alliance du Baron de Lignières  chez qui Jeanne a demeuré un certains nombres d’années, raconte combien Louis d’Orléans, le mari de Jeanne, avait une attitude humiliante envers elle.  Jamais ce Jean de Châteauneuf ne vit Louis d’Orléans adresser la parole à Jeanne, il ne le vit jamais manifester à Jeanne quelque sentiment de bienveillance. Il raconte aussi qu’un jour le baron de Lignières aurait dit à Jeanne de s’entretenir avec son mari d’une manière familière. Et Jeanne lui aurait répondu : « Je n’oserais lui parler car vous-même et chacun voit bien qu’il ne fait aucun cas de moi. » Rien de plus douloureux que le mépris. Jeanne est lucide sur sa situation conjugale. On peut dire qu’en son cÅ“ur « amour et vérité s’embrassent (Ps 85). Elle a supporté, non pas avec amertume mais avec une douceur aimante, aimante et crucifiée, l’indifférence de son mari pendant vingt-deux longues années. Lorsque Louis, à la suite d’une rébellion contre le roi Charles VIII, sera emprisonné, elle le visitera dans sa prison, allègera sa détention en demandant à ce que sa cellule soit plus confortable et son ordinaire amélioré. Sa récompense sera le dédain que son mari lui manifestera. L’attitude de son être profond alors sera celle de la miséricorde et du pardon, par imitation du Christ.

Sa miséricorde se manifeste aussi dans sa vie de prière par une attitude intérieure d’intercession. C’est la Vierge qui aurait enseigné cela à jeanne, selon son confesseur à qui elle en a fait la confidence : ainsi, quand elle avait connaissance que la vie de telle ou telle personne n’était pas orientée vers le bien et le meilleur, elle devait prier pour cette personne, prendre sa défense auprès de Dieu, l’excuser, se faire en quelque sorte son avocate.

On raconte aussi que, étant duchesse de Berry, on n’hésitait pas à venir la rencontrer quand on voulait être éclairé sur tel ou tel problème car, dit son biographe, « on savait que la sagesse reposait en elle ». Elle a aussi réconforté des femmes de sa condition qui, comme elle, ont été malheureuses dans leur vie conjugale, telle Charlotte d’Albret qui rejoindra Jeanne en Berry en 1504, s’installant à La Motte-Feuilly. Elle demandera à être ensevelie dans la chapelle de l’Annonciade, à cause de l’amitié qui la liait à Jeanne.

Jeanne a été une femme de paix. Elle recommandait à ses proches d’être « patients dans les adversités, pacifiques avec le prochain, à n’être ni des mécontents ni des détracteurs » (LS  115).  Pie XII quand il canonisera Jeanne en 1950 mettra en valeur cet aspect de sa vie.

3. Les œuvres de miséricorde corporelles de Jeanne ou une miséricorde au quotidien  

Les personnes secourues par Jeanne ont été nombreuses. Le testament, qu’elle fit le 10 janvier 1505,  quelques jours avant de mourir, en dresse une liste. Mais cette liste n’est certainement pas exhaustive. Ainsi, on apprend que les aumônes de Jeanne sont allées aux lépreux, aux veuves et aux orphelins, aux pauvres paysans et aux cultivateurs, aux hôtels-Dieu, aux gens de sa Maison, c’est-à-dire au personnel du Palais ducal, aux religieux et religieuses de son duché.

La charité de Jeanne est une charité au quotidien, une charité du quotidien, une charité tissée de gestes de miséricorde très concrets. Jeanne a eu véritablement le souci des autres. La Chronique de l’Annonciade, écrite par une soeur du premier monastère qu’elle a fondé, à Bourges, nous dit qu’elle était la mère des orphelins et des pauvres, n’ignorant les besoins de son prochain ; elle est même allée à leurs devants.

Jeanne n’a pas abandonné son prochain  dans le besoin, quelle que soit sa condition. Son livre de comptes, sur une année – conservé à la Bibliothèque Municipale de Bourges, le manuscrit 895 –  donne un exemple de ce qu’a pu être sa charité au jour le jour. Ainsi, pour l’année 1499-1500, on peut glaner quelques gestes de miséricorde de la part de Jeanne : elle fournit le trousseau de mariage de sa servante Marie Pot ; elle fait un don en argent  à une de ses demoiselles d’honneur, ainsi qu’à une pauvre fille sans famille de Bourges ; à un paysan venu lui apporter des pommes, elle donne une aumône ; elle aide une veuve à payer ses dettes ; elle paie les frais de scolarité de trois enfants pauvres ;  elle achète des souliers et du tissu pour ses premières filles annonciades etc.  Si Jeanne est soucieuse des autres, elle n’oublie pas qu’elle-même a un corps qui demande certains soins : ainsi elle fait appel plusieurs fois au médecin…, elle fait feutrer les fenêtres de sa chambre afin d’avoir moins froid en hiver. Car la miséricorde, elle le sait, doit s’exercer aussi envers soi-même.

Jeanne  sait aussi deviner les embarras, les gênes, les besoins que l’on n’ose pas exprimer par pudeur ou par honte. Ainsi, elle envoyait par la ville de Bourges des personnes voir où étaient les malheureux qui n’osaient pas dire leur misère. Alors, par personnes interposées, « elle leur envoyait des draps, du linge et de l’argent, si secrètement que l’un ne savait rien de l’autre » (LS p. 45). Elle était remplie de charité, en particulier pour les pauvres veuves et pour les enfants orphelins, leur venant en aide dans leurs besoins et leurs nécessités. Elle venait aussi en aide aux malades. Elle a également le souci des jeunes filles tombées dans la prostitution. Elle les aide à s’installer, les tirant de ce milieu.

Lorsque Jeanne devient Duchesse de Berry, en mars 1499, existe un Collège fondé par le régent de l’université de Bourges François Rogier – car Bourges à l’époque possède une université. François Rogier place son établissement scolaire sous la protection de la Vierge Marie, c’est le Collège Sainte-Marie. Mais il manque de ressources suffisantes, ce qui le voue à disparaître dans un proche avenir. C’est alors que François Rogier propose à la nouvelle duchesse de Berry  de lui faire don de son œuvre inachevée. Jeanne accepte de prendre en charge cet établissement, voyant trop l’importance pour des jeunes de pouvoir accéder à un bon enseignement. Elle va faire plus. Elle va instaurer dix bourses d’études pour des écoliers  ne pouvant suivre les cours du Collège, faute de moyens.

Autre œuvre de miséricorde à laquelle Jeanne va s’occuper est celle de l’Hôtel Dieu de Châteauneuf-sur-Loire qu’elle aurait soit agrandi, soit renfloué. On sait qu’en février 1500, elle est en cette ville ; l’Hôtel Dieu en ce jour a dû recevoir ses libéralités.

4. En conclusion : Jeanne, disciple du Christ miséricordieux

Il est un geste, dans la vie de Jeanne, qui souligne combien elle a mis sa vie sous le signe de la miséricorde. C’est celui du lavement des pieds. Chaque année, en effet, au moment du Jeudi Saint, Jeanne lavait les pieds de treize pauvres, en souvenir de la Cène du Seigneur. Par ce geste, elle montre que le Christ a été au centre de sa vie, qu’Il a été le modèle à partir duquel elle comprenait son existence, et particulièrement son rôle de duchesse. Ce geste du Christ, que Jeanne refaisait, est l’image de sa vie qu’elle a mise tout entière sous le signe de la miséricorde et du service. En refaisant ce geste, Jeanne voulait à la fois faire mémoire du Christ à l’heure de sa Passion, lui manifester son attachement et son amour, mais aussi le suivre et l’imiter. Et ce geste du lavement des pieds, Jeanne ne l’a pas fait pas seulement une fois l’an mais quotidiennement par tous les actes de miséricorde envers son prochain. Nous venons d’en évoquer quelques-uns. Il a dû y en avoir bien d’autres, certainement.

Jeanne a vraiment pris soin des autres. Toute personne, quelle qu’elle soit, a été au centre de ses préoccupations : orphelins, veuves, malades, pestiférés, nécessiteux, pauvres paysans et cultivateurs, écoliers pauvres, prostituées … à tous, Jeanne a offert son aide avec douceur et bienveillance, soignant souvent elle-même les malades. Elle a aidé de ses conseils toutes les personnes venant lui exposer leurs problèmes. Au milieu de son peuple, elle a été véritablement « la Bonne Duchesse ».  Frère Basset, religieux franciscain, attaché au couvent des annonciades de Bourges à partir de 1506, a rapporté que Jeanne « s’appliquait et s’efforçait de servir Dieu dans ses membres. » Par ses mains de miséricorde, Jeanne a véritablement manifesté et transmis aux autres l’amour du Christ, et cet amour a transformé leur existence et la sienne.

A l’image du Christ, Berger donnant sa vie pour ses brebis, Jeanne, en tant que duchesse, a exercé sa charge d’une manière toute donnée, proche, personnelle, et non pas d’une manière lointaine et impersonnelle. Elle ne s’est pas placée en dehors de son peuple, ou au-dessus, mais bien « avec » lui, venant en aide à chacun, selon ses possibilités, allant s’il le faut jusqu’aux « périphéries », pour reprendre une expression du Pape François, rejoindre ceux qui n’osaient pas demander de l’aide. Elle n’a pas fait d’exception : sa charité est allée à tous, riches et pauvres. Chacun a été important pour elle.   Elle ne s’est pas dérobée à son prochain, elle en a pris soin, le bien qui se présentait à elle, elle ne l’a pas évité mais elle l’a fait, dans la prière, elle a porté la peine des autres, par ses soins, elle a compati aux souffrances des malades, elle a supporté les faiblesses des autres. En un mot : elle a été là quand il fallait être là.

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