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Il paraît important, afin de saisir la place de l’Annonciade dans l’histoire de la spiritualité chrétienne, et plus particulièrement dans celle de la spiritualité mariale franciscaine, de poursuivre notre approche du cofondateur et de s’arrêter sur sa pensée concernant la Vierge Marie. Car, si la fondatrice, sainte Jeanne de France, a eu la grâce du charisme, un charisme, certes bien à elle, qui lui est propre, mais qui a mûri, faut-il le rappeler, dans un terreau imbibé de sève franciscaine, Gabriel-Maria, lui, a eu la grâce de le formuler. Pour bien comprendre Jeanne et son ordre, il ne faut donc pas oublier celui qui a été au service de sa pensée et l’a partagée.
Le père Gabriel-Maria a été formé à l’école des théologiens de son ordre dont la pensée concernant le rapport du monde à Dieu, est héritière de saint Augustin et s’exprime en terme de ressemblance, d’image, d’exemple. Pour ces théologiens, en particulier pour saint Bonaventure, le monde sensible est vu comme un miroir qui donne à voir des reflets de Dieu dont l’influence bienfaisante atteint tous les êtres. De son côté l’homme, parce qu’il est doué de raison, peut y voir et déchiffrer la marque de Dieu, son Créateur, et remonter ainsi jusqu’à Lui, mais non par ses propres forces. Seul, le Christ, en tant qu’image parfaite du Père, montre la route de la vraie vie, de la vraie ressemblance divine que l’homme a brouillée par son péché mais non perdue puisqu’il est créé à l’image de Dieu (Gn 1,26). Si le regard de la foi se porte vers le Christ, alors nous pouvons voir en lui la norme de notre propre vie, nous comprenons comment nous comporter sur le plan moral et spirituel. Le Christ se propose donc comme modèle, comme chemin. C’est ce qu’a voulu saint François pour ses frères : qu’ils suivent « la doctrine et les traces » du « Seigneur Jésus-Christ » (1Règle), c’est-à -dire, qu’ils imitent le Christ dans sa vie et ses vertus, dans sa prière filiale au Père, dans sa mission et sa prédication.
Avec ses propres mots, le père Gabriel-Maria ne dit pas autre chose, lorsqu’il écrit : « Nous devons déployer un soin tout spécial pour posséder ce grand bien, Jésus et Marie. Il paraît bien que cette tâche est aussi difficile qu’importante, bien plus qu’elle dépasse les forces humaines. C’est vrai. Mais pour Dieu rien n’est impossible et par sa grâce nous pouvons obtenir ce que nous ne pouvons pas par nous-mêmes. […]Nous devons agir comme un bon peintre. Quand il veut représenter quelqu’un sur le vif, il considère attentivement cette personne ; il imprime son image aussi fidèlement que possible dans son esprit et commence alors à tirer les lignes et le dessin, tel qu’il l’a observé sur cette personne. Nous aussi nous voulons exprimer dans notre âme l’image de Jésus et de Marie, et représenter sur le vif non seulement leur ressemblance, mais leur personne elle-même. » Alors, « nous comprenons comment nous devons nous conduire en toutes circonstances. Car il est évident que si extérieurement nous voulons nous rendre semblables à Jésus et Marie, nous devons leur ressembler bien plus intérieurement, dans les facultés de notre âme. Voilà ce qui leur plaît par-dessus tout. Car notre âme est la principale image de notre Créateur ; elle a été créée à son image et ressemblance. C’est pourquoi, quand bien même nous lui ressemblions à l’extérieur, cela ne serait pas suffisant, si nous ne lui ressemblions intérieurement. Si au contraire cela est le cas, alors nous sommes de véritables Jésus et Marie.»
Ainsi, les mots que Gabriel-Maria va utiliser pour exprimer sa doctrine mariale vont être pris dans le registre de l’exemple à suivre, en droite ligne de ceux qu’utilise son père saint François. Selon Bonaventure, saint François avait demandé à la Vierge Marie de devenir son protégé afin que, par ses mérites, il puisse vivre selon « l’esprit de la vérité évangélique ». La Vierge est celle qui lui montre comment vivre authentiquement dans la foi au Christ car Marie a été la première à suivre et à vivre au plus près les mystères du Christ. François a donc très vite perçu ce rôle particulier de Marie, sachant établir avec elle une relation forte et vraie. Des trois textes remarquables sur la Vierge qu’il a écrits affleure, déjà , toute la doctrine mariale franciscaine que sa postérité va développer. En effet, dans son Antienne à la Vierge, François la fait apparaître comme un être de relation, étant « fille et servante du Roi très haut, le Père céleste, mère de notre très saint Seigneur Jésus-Christ, épouse du Saint-Esprit. », intercédant et priant son « Fils très saint pour nous ».
Dans deux autres poèmes, la pensée de François sur la Vierge s’enrichit de nouvelles nuances. Ainsi, du Christ, cette « Dame sainte », la Femme qui n’est semblable à aucune autre, reçoit tout puisqu’en elle demeure « toute plénitude de grâce et Celui qui est tout bien » (Salutation à la Vierge). On voit, ici, se profiler l’idée de l’excellence du Fils rejaillissant sur la Mère, c’est-à -dire, l’idée de l’Immaculée conception. De même, toujours dans la Salutation à la Vierge, une autre idée est comme en germe celle de Marie, exemple des vertus. En effet, le texte se termine par : « et salut à vous toutes, saintes Vertus, qui, par la grâce et l’illumination de l’Esprit Saint, êtes versées dans le cœur des fidèles, vous qui, d’infidèles que nous sommes, nous rendez fidèles à Dieu ! » En achevant son texte par les vertus, François associe donc la Vierge et les vertus. Ce thème est d’ailleurs celui du second poème, la Salutation des Vertus, intitulé, dans plusieurs manuscrits : « Des vertus dont fut ornée la Vierge Marie et qui devraient être l’ornement de toute âme sainte. » Ici, l’association de Marie et des vertus est clairement exprimée. Ce qui est donc mis en avant, ce n’est plus la sainteté de Marie mais son exemplarité. Marie peut donc être un exemple à suivre pour la communauté ecclésiale. Si ces deux aspects de la Vierge – sa pureté et son exemplarité – sont développés, par la suite, par toute l’école franciscaine, ils vont comme prendre chair au sein de la famille franciscaine grâce à la fondation, à la fin du moyen-âge, de deux ordres religieux confiés à la sollicitude des fils de saint François : les conceptionistes et les annonciades.
Et effet, sainte Béatrice de Silva, fondant en Espagne les sœurs conceptionistes, leur demande d’avoir en leur cœur l’image de Marie Immaculée. La Mère de Dieu en effet doit toujours être gravée dans le cœur des sœurs comme l’image de vie, pour imiter sa « très innocente conversation, sa divine humilité et mépris du monde » (Règle). C’est au sein de cet Ordre que l’on trouve une pratique dévotionnelle, reprise plus tard par saint Louis-Marie Grignon de Montfort : l’esclavage de Marie ou abandon de soi et de ses œuvres à la Vierge pour qu’elle en dispose à sa volonté. Voilà pour la premier aspect, celui de la pureté.
Quant au second, – qui ne s’oppose pas au premier mais le complète -, celui de l’exemplarité de la Vierge, il va faire aussi son chemin et prendre vie chez sainte Jeanne de France qui propose aux annonciades la Vierge comme modèle de vie évangélique. Si en Marie, la Toute Sainte, résident toutes vertus, alors, la mise en Å“uvre en soi-même de ces mêmes vertus ne peut être qu’un chemin sûr pour aller à Dieu et lui plaire. Cette intuition de la fondatrice se trouve aujourd’hui comme réactualisée par le Concile Vatican II, lorsque dans sa Constitution sur l’Église, Lumen Gentium, l’Église propose la Vierge comme « modèle des vertus ». Tel est le chemin qu’a voulu sainte Jeanne pour l’Annonciade et qu’elle demande au père Gabriel-Maria de baliser par la composition de la « règle et vie » des sÅ“urs. Ce texte est bien le miroir de leur pensée commune en matière de doctrine mariale, mais sa formulation, elle, est bien celle du théologien franciscain qu’est Gabriel-Maria.
Ainsi, si pour un frère mineur, le Christ est modèle de vie, la Vierge, elle, va être modèle de vie pour les filles de Jeanne de France. Il y a là un parallèle saisissant que le père Gabriel-Maria a tout de suite vu et mis en lumière : « il semble bien que c’est le Saint Esprit qui inspira de la sorte votre Fondatrice. Car nous suivons la règle des Apôtres et de Jésus notre Sauveur, pendu à la Croix, confiant sa Mère à saint Jean, apôtre. Ainsi, il y a une grande conformité entre votre ordre et le nôtre : le nôtre a à faire ce que Jésus a fait ; et le vôtre a à faire ce que l’Évangile dit que la Vierge Marie a fait ». D’un côté, imiter et suivre le Christ ; de l’autre, imiter et suivre la Vierge. Un même but : plaire à Dieu, notre Père. Mais, écrivait en son temps le père Bougerol – franciscain et spécialiste de saint Bonaventure – dans son commentaire de la Règle de l’Annonciade, « Il y a plusieurs façons de proposer l’imitation de la Vierge : en l’établissant sur des bases théologiques très hautes » ou bien « en regardant comment la Vierge vécut. Ce dernier point est important car il donne à l’Annonciade son caractère de très grande simplicité franciscaine », qui est celle de l’Évangile.
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