Extrait du septième chapitre de la Règle
À l’exemple et à l’imitation de la Vierge, les sÅ“urs doivent aimer et garder avec soin la perle évangélique de la pauvreté, sans laquelle il n’est guère de monastère qui ne tombe en ruines ; car il est rare de rencontrer, dans une même maison religieuse, ces deux choses : richesses et dévotion. Les sÅ“urs, ainsi que des pèlerins, habiteront dans leur monastère comme dans un domicile qui ne leur appartient pas. Leurs monastères et édifices seront construits sans curiosité ni somptuosité. […] Pour posséder plus parfaitement cette sainte pauvreté afin de plaire au Christ, les sÅ“ur possèdent toutes choses en commun et rien en propre [….] Tant pour éviter l’oisiveté et se nourrir du travail de leurs mains, que pour imiter la Vierge qui travaillait des siennes, qu’elles s’attachent à suivre l’ouvroir….Â
Commentaire
Pour introduire cette vertu, c’est la Vierge Pauvre que sainte Jeanne et le bienheureux Gabriel-Maria placent devant nos yeux. La référence biblique qui est donnée est la crèche, le dénuement de l’étable. Sur cette scène évangélique s’appuie notre imitation de Marie Pauvre. Cette pauvreté n’est pas une contrainte qui nous brutaliserait de l’extérieur. Elle prend racine au profond du cÅ“ur ; elle est un désir, le désir de celui qui veut vivre, de son mieux, l’Évangile. Ce désir naît en nous au fur et à mesure de notre connaissance de Jésus et de son Évangile. La pauvreté, en effet : c’est tout le message de l’Évangile. La pauvreté est tellement liée au Christ et à sa Mère, qu’on ne peut la garder et la vivre qu’en l’aimant car en l’aimant ce n’est pas tant la vertu que l’on aime que le Christ et sa pauvre Mère. Il faut l’aimer et la garder avec soin. Il y a un souci, une vigilance nécessaire car l’être humain est facilement porté à s’approprier, à faire sien, à s’emparer, à posséder. La pauvreté est liée à l’abandon à Dieu, à la confiance. Parfois, nos manques de pauvreté traduisent non pas le fait que nous voulons être riches, mais le fait que nous avons peur, d’où notre désir d’être bien assurés. La peur du lendemain… La pauvreté est un chemin d’abandon, de confiance.
La règle de l’Annonciade, donne trois points où cette pauvreté doit s’exprimer. Le premier : avoir un cÅ“ur de pèlerin, vivre « comme des pèlerins. » Le chrétien, et tout homme en général, est en pèlerinage sur cette terre, il est de passage. Cette vie n’est pas notre vie définitive. Le pèlerin est toujours en route. Il n’est pas chez lui, il ne peut pas s’installer. Cela veut dire dans le concret : prendre de la distance par rapport aux biens terrestres, les considérer à leur juste valeur, les remettre à leur juste place. Le texte de la Règle remarque, de manière très judicieuse, que la ruine des monastères c’est lorsque la dévotion – c’est à dire l’amour de Dieu – se rencontre avec la richesse, c’est-à -dire, l’amour abusif des biens de ce monde. « Les sÅ“urs habiteront leur monastère, ainsi que des pèlerins, dans un domicile qui ne leur appartient pas. » Le monastère n’est pas ma demeure définitive, je suis de passage, donc, je ne m’installe pas. C’est en vertu de cet esprit de pèlerinage que la règle demande cette vie pauvre, tant dans l’habitation que dans la nourriture. L’être humain, le chrétien, est en route. C’est la reprise de l’Écriture : « Nous n’avons pas ici bas de demeure permanente. » Ce thème est très biblique. En effet, la Bible, en maints passages, considère la vie comme un pèlerinage : par exemple, en Gn 47,9 ; Ex 6,4 ; 1Ch 29,15 ; Ps 39,12 ; 119,19 ; He 11,13 ; 13,14 ; 1P 2,11. Ce thème est aussi très franciscain. En effet, François s’identifie, lui et ses frères, au peuple des Hébreux dans le désert. Ne disait-il pas « qu’ils étaient, eux, les vrais Hébreux traversant le désert de ce monde comme des pèlerins et des étrangers…. » ? (St Bonaventure).
La deuxième façon d’exprimer la pauvreté fait référence aux actes des apôtres : on décrit la première communauté apostolique comme une communauté de personnes qui partagent tout, qui mettent tous leurs biens en commun. Chacun donnait ce qu’il avait et chacun recevait de la communauté selon ses besoins. Personne n’avait rien en propre ; tout était en commun. Telle est la seconde manière d’exprimer la pauvreté. La pauvreté est passage, pèlerinage, elle est aussi mise en commun. Deux conceptions distinctes de la pauvreté qui se rejoignent l’une l’autre. Il n’y a de communauté religieuse véritable que si tout est commun, en partage. Mais, plus largement, le partage fait partie de la vie chrétienne ; face à ce qui se passe dans le monde – la fracture de la société entre les possédants et ceux qui n’ont rien – le chrétien, selon ses moyens et ses possibilités, oppose le partage, le don et le don de soi, vivant non pas selon la manière de vivre de la société humaine, mais vivant déjà selon le Royaume de Dieu qui est celui de la Fraternité.
La troisième manière d’exprimer la pauvreté, selon la règle de l’Annonciade est le travail : les sœurs travailleront de leurs mains. Le travail fait partie de la condition de l’être humain ; il exprime la pauvreté. Ce n’est pas la mendicité qui exprime au mieux la pauvreté évangélique. C’est avant tout, le travail. Travailler de ses mains, c’est-à -dire prendre la condition commune de l‘être humain qui a besoin de travailler pour vivre.
Ces trois expressions de la pauvreté (pèlerinage terrestre, partage, travail) sont un moyen de devenir des pauvres de cœur, un moyen de vivre la pauvreté spirituelle. Dans toute l’Écriture, la pauvreté spirituelle, qui est l’humilité du cœur, est fondamentale. L’expérience de la pauvreté spirituelle est née de la pauvreté humaine. Mais elle s’est spiritualisée lorsque le pauvre s’est rendu compte qu’il n’y a de recours qu’en Dieu, qu’il était le pauvre de Dieu. Il faudrait relire les psaumes et les Prophètes ! Ceci prend tout son sens à la lumière du Christ, de l’Incarnation qui est un appauvrissement, un devenir pauvre. Comme l’écrit saint Paul aux Philippiens, « De riche, il s’est fait pauvre » (ch. 2), c’est-à -dire, il s’est fait chair. Pour Dieu, se faire chair, c’est se faire pauvre. Dieu n’a pas choisi la condition de riche : elle n’aurait pas traduit la fragilité de la chair qu’Il voulait assumer.
Toute pauvreté spirituelle, toute pauvreté de cœur se comprend à cette lumière : être dépouillé, ne pas posséder, être à l’imitation de Marie, du Christ, dépourvu de tout ce qui installe. Nous sommes en chemin, en route, nous sommes pèlerins. Nous ne mettons pas la main sur les choses car tout se reçoit de Dieu. La pauvreté nous habitue à voir les choses non pas comme notre possession, mais comme un cadeau de Dieu. Dieu nous fait l’aumône. La pauvreté est lié au mystère pascal. Entre chrétien, c’est s’unir à la Pâque du Christ. La pauvreté de cœur est une manière de vivre qui nous unit à la Pâque de Jésus. Elle nous arrache à la terre de mort pour nous conduire à la terre des vivants. Le moyen ? Vivre selon la forme du saint Évangile, pour reprendre une expression de saint François, suivre les traces du Christ pauvre et de sa pauvre Mère. La pauvreté devient une mystique. Parmi les vertus, c’est elle qui nous fait entrer dans la voie de l’imitation du Christ et de sa mère, Marie. Ici, la pauvreté n’est plus un moyen de perfection, elle devient un amour, une mystique : imiter Jésus, Le suivre, vivre à la manière de Jésus et de sa très sainte Mère, suivre ses traces à la manière d’un disciple.
Dans son Testament, sainte Jeanne de France n’oublie pas les pauvres – signe que, durant sa vie, ceux-ci faisaient partie de ses préoccupations quotidiennes. « Je donne aux lépreux…, aux pauvres femmes veuves et autres pauvres tant au orphelins qu’autres autres…, je donne aux Maisons Dieu (telles sommes) qui seront attribuées aux nécessités des pauvres, pour leurs vêtements et autres choses semblables…., je donne aux pauvres des terres… entendons en cet article, les pauvres cultivateurs ou ouvriers qui sont en nécessité ou pauvreté sans avoir à mendier leur vie… ». Elle était vraiment « la Mère des pauvres, des orphelins, des malades », prenant « doucement la pauvreté en gré pour l’amour de Notre Seigneur ». Car, si Jeanne aime, à l’exemple de François, la pauvreté, c’est parce qu’en cette vertu de pauvreté « la Bonne Duchesse » distingue les traits de Jésus Sauveur.
Sur ce chemin de pauvreté, elle désire y entraîner ses filles. « Malgré le grand amour qu’elle leur portait, elle les laissa, (au début de la fondation), se priver en habillement et autres petites choses nécessaires pour voir si elles deviendraient de bonnes religieuses et si elles pourraient endurer avec patience les privations et la pauvreté propres à la religion ». La pauvreté est ainsi vue, par Jeanne, comme un état, une condition pour suivre le Christ en vérité. « Elle voulait bien qu’elles (ses filles) fussent habillées honnêtement et qu’elles eussent le nécessaire mais elle le voulait plutôt juste qu’avec du superflu car elle désirait qu’elles fussent de vraies imitatrices de la pauvreté du doux Jésus et de sa très digne Mère ».
Elle-même a donné l’exemple. « Elle avait assez de biens, rapporte le Père Gabriel-Maria, car elle était au milieu des honneurs et des pourpres de ce monde, mais elle n’y avait pas son cœur. Son cœur était tout tourné vers les choses célestes, aussi distribuait-elle ses biens à tous ceux qu’elle savait dans l’indigence ». Ici, Gabriel-Maria donne le sens profond de la pauvreté de Jeanne qui est celle du cœur.
Pour terminer, voilà comment le père Gabriel-Maria décrit un cœur de pauvre. Certes, il s’adresse à ses filles spirituelles, les sœurs Annonciades, mais ces conseils peuvent rejoindre chacun. Un cœur de pauvre c’est :
Un cœur libre, en vue de servir le Christ, de l’imiter. « Sont pauvres de biens et d’esprit, ceux qui ont tout laissé pour suivre et imiter Jésus Christ, leur bon Époux… ».  Un cœur joyeux : se réjouir de sa pauvreté matérielle, peut-être, mais surtout de sa pauvreté spirituelle car « elle est compagne de Jésus et de sa bénie Mère ». Un cœur libéral : « être large pour les autres, étroit pour soi-même… ». Ce point, si on le vit, peut faire comprendre que Dieu est libéral, prodigue, Dieu est abondance et plénitude. Un cœur confiant en la Providence. Le Père Gabriel-Maria met l’accent sur la Providence de Dieu et sur la confiance. « Ne pas se soucier des biens mondains, ni de ce qu’on mangera ou boira, mais en laisser le soin à ceux qui doivent s’en soucier… ». Un cœur uni à celui de Jésus. La pauvreté n’a de sens que par rapport au Christ. « Joindre sa pauvreté à celle de Jésus et faire une association de la Sienne avec la nôtre afin que, par le mérite de la Sienne, la nôtre nous soit de plus grand mérite et, à Lui, plus agréable ». Comment, ici, ne pas citer les paroles de saint Paul : « par sa pauvreté, Il nous enrichit… » (2 Co. 8, 9).
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