Au terme de sa course, Jeanne est un être pacifié, n’ayant qu’un seul désir : goûter la paix de Dieu. Le récit de ses derniers instants, en témoigne : « Notre Seigneur connaissait son bon désir qui était saint : il permit qu’elle mourut dans le calme qu’elle désirait. » (Chronique de l’Annonciade).  Où a-t-elle donc puisé cette paix sinon à la source même de cette paix, le Christ, en imitant sa charité, en compatissant à sa Passion, en s’unissant à Lui par le sacrement de l’Eucharistie.

Tant et tant de gestes d’amour du prochain ont rempli ses journées de «Bonne duchesse ». Ces gestes sont l’expression bien concrètes de cette grande charité qui emplissait son cœur, secrètement. Car la charité travaille dans l’ombre, au fond de l’être. Elle est un don de Dieu qui a fait découvrir à Jeanne ce qui est le plus important dans la vie : aimer. La charité l’a aidée à unifier ses motivations ; elle a été ce dynamisme intérieur qui lui a fait refréner son égocentrisme car Jeanne aurait pu se replier sur elle-même et ses malheurs. Petite fille handicapée et mise à l’écart de son milieu familial, femme délaissée et répudiée, elle aurait pu cultiver l’amertume et le ressentiment. Au contraire, la charité l’a poussée sur le chemin du don de soi, de la justice, de la fidélité, de la miséricorde. Jeanne a été « droite et vraie, faisant droit à chacun, aux petits et aux grands, sans dissimulation » (Chronique de l’Annonciade).

Elle a été fidèle. Séparée de son époux, elle fait prier ses filles pour lui : « Elle leur recommandait souvent la personne du roi et montrait par là qu’elle avait un cœur bon, rempli d’humilité, de douceur, de patience et de grande constance. » Elle s’est donnée à chacun, riches et pauvres, débordant de miséricorde envers les pauvres et les malades, vraie « mère des orphelins », emplie de douceur et de bienveillance envers tous, « pauvres et petits, riches et pauvres » (Chronique de l’Annonciade).

La charité lui a fait éviter la pusillanimité, le repli sur soi. Elle a grandi en elle sous forme d’intensité, l’invitant toujours davantage à devenir meilleure. Le conseil donné à ses filles reflète bien ce qui l’a animée elle-même : « Mes filles, mettez-vous en peine de faire des progrès, soyez bonnes et craignant et aimant Dieu, et aimez-vous les unes les autres…» (Chronique de l’Annonciade).

Dans les moments difficiles de la vie, dans les moments décisifs, c’est la charité qui l’a ainsi aidée à avancer. La charité lui a fait atteindre ce à quoi elle a aspiré de toutes ses forces : l’union avec le Christ, et cette union s’est manifestée par un amour de compassion pour sa douloureuse Passion.

Si la compassion est d’être attentif aux sentiments de son prochain, de ce qu’il peut ressentir, on peut dire que Jeanne a ressenti en elle les sentiments du Christ et du Christ crucifié. C’est la Vierge elle-même qui a mené Jeanne à cette vertu de compassion pour Jésus crucifié. En effet, le père Gabriel-Maria rapporte, dans un petit traité, ce qui animait la vie intérieure de Jeanne, les grâces qu’elle recevait de Dieu, les inspirations spirituelles que la Vierge lui enseignait. Parmi celles-ci, il y en a une qui a orienté toute sa vie, c’est la compassion envers le crucifié : « Il faut, lui dit la Vierge, que tu aies les pensées que mon Fils avait sur la croix, que tu dises les paroles qu’il disait sur la croix et fasse ce qu’il faisait sur la croix…. »

Marie met Jeanne comme en résonance avec le Christ et sa mission de rédempteur. Jeanne médite la Passion, la rumine en son cœur. La compassion pour Jésus crucifié est si vivante en elle, qu’elle en est toute pénétrée : « De la Passion de Notre Sauveur Jésus : elle en était toute pénétrée en son cœur par douleur et par compassion », (Chronique de l’Annonciade).

Mais, loin de s’arrêter sur les souffrances du Christ et s’y complaire, elle va plus loin. Le regard intérieur de sa foi découvre et lui fait comprendre que les souffrances de Jésus sont surtout l’expression d’un amour qui se donne et qui se livre sans compter pour le salut du monde, donc, pour son bonheur et celui de tous les hommes. Le père Gabriel-Maria rapporte que Jeanne considérait les « Cinq Plaies (du Christ) comme cinq sources de salut où les hommes doivent puiser…. ». On comprend alors qu’en les contemplant, elle puisse dire, en arrivant à celle du côté transpercé : « Je me consume d’amour », demandant « que lui soit donnée la grâce d’être toujours blessée au cœur par la lance de l’amour divin […] de telle manière qu’elle n’éprouve plus rien d’autre que les blessures du Christ. »

Pourquoi tant d’amour ? Parce que la Passion pour elle est la source « de tous les pardons » (Chronique de l’Annonciade), donc de toutes grâces. Car Jeanne ne regarde pas la Passion du Christ pour elle-même, elle la contemple en lien avec la Résurrection. Le « sépulcre » qu’elle a fait construire dans le jardin de son palais ducal ainsi que la croix érigée tout à côté montrent bien que Jeanne associe, dans sa prière, Passion et Résurrection. « Elle avait fait faire en son jardin une petite maison qu’on appelait le Saint Sépulcre. Et tout près il y avait une belle croix assez grande […] Et la sainte Dame souvent s’en allait secrètement à la dite croix et au sépulcre faire sa dévotion…. » (Chronique de l’Annonciade).

Étant allée au « cœur et au côté du Christ », son être profond s’est laissé transformer par la contemplation du mystère pascal. Comment alors de tels sentiments ne peuvent-ils pas l’amener vers une vie eucharistique intense ?

On sait, par le père Gabriel-Maria toujours, que la Vierge a conduit Jeanne à l’Eucharistie. L’Eucharistie est en effet une des trois choses que Marie lui enseigne : « Il y a trois choses qui me plaisent par dessus tout : c’est d’écouter mon Fils, ses paroles et ses enseignements […], c’est de méditer sur ses blessures, sur sa croix et sa Passion, et c’est le très Saint Sacrement de l’autel ou la messe […] Fais ceci et tu vivras. »

Les contemporains de Jeanne ont été les témoins de sa ferveur eucharistique. Un jour, raconte la Chronique, « elle se présenta pour la Sainte Communion avec une si grande dévotion qu’elle incitait à la dévotion tous ceux qui la regardaient ». Ferveur, mais aussi respect qui s’est certainement manifesté pour elle, par le souci de « faire quelque chose pour l’honneur d’un si grand Sacrement… », par exemple, « accompagner avec grand respect le Saint Sacrement quand il est porté aux malades … » (d’après le Bx Gabriel-Maria).

Mais d’autres signes eucharistiques dans la vie de Jeanne peuvent être repérés, tel le partage. Dans l’Eucharistie, sous le voile du pain et du vin, le Christ ressuscité nous donne son Corps et son Sang livrés, c’est-à-dire, toute sa personne offerte, mise, pour ainsi dire, à notre disposition, pour que nous ayons sa Vie en partage. Immense mystère de la Pauvreté de Dieu. A la lumière de ce mystère, Jeanne s’est mise à la disposition des autres en partageant, en se donnant ; on peut même dire que ses actions de don et de partage reflètent les dispositions de son cœur. Ainsi, ayant assez de biens, « elle n’y avait pas son cœur. […] aussi elle distribuait ses biens à tous ceux qu’elle savait dans l’indigence » (Chronique de l’Annonciade).

Jeanne ne partage pas seulement ses biens, elle partage aussi sa personne, en soignant elle-même les malades contagieux, en mettant ses compétences de gouvernement au service de son duché qu’elle administre avec prudence, si bien que dans « les affaires importantes, on venait à elle pour recevoir conseil » ; elle partage le don que Dieu lui a fait, c’est-à-dire son charisme, en le confiant à son père spirituel afin qu’il l’aide à ne pas le laisser sous les boisseau mais à le mettre « en lumière dans l’Église de Dieu » (Chronique de l’Annonciade).

L’Eucharistie est encore pour elle le lieu où elle vient demander le discernement quand elle a des décisions à prendre, tel, le choix d’un confesseur. Jeune encore, « comme elle était à la messe en pensant qui elle élirait pour confesseur, elle pria Notre Seigneur qu’il lui plût de lui inspirer ce qui lui serait le plus agréable et à elle-même, salutaire ». Pourquoi ce recours ? Jeanne sait que l’Eucharistie la fait entrer dans le monde nouveau du Salut, qu’elle l’éduque à une vie nouvelle, celle qui l’éloigne petit à petit du péché pour la tourner vers le monde de la grâce, qu’elle l’aide à reconnaître en sa vie ce qui est le meilleur, qu’elle peut aussi l’éclairer dans sa vie morale. Car Jeanne se sait pécheur. Le père Gabriel-Maria, témoignant « qu’il ne l’a jamais trouvée ayant commis un péché mortel » confie que « quelquefois par grand ennui s’en approcha-t-elle mais Notre Seigneur la garda pour qu’elle n’en vînt pas à l’accomplir » (Chronique de l’Annonciade).
Certainement l’Eucharistie a été pour elle, avec le sacrement de réconciliation et la prière, un moyen pour résister au mal.

Enfin, la communion eucharistique l’unit au Christ et cette union la fait devenir comme un même être avec Lui. Au soir de sa vie, elle a expérimenté, par grâce de Dieu, cette union au Christ d’une manière toute particulière, ce qui a fait dire à son biographie qu’elle « était au degré d’amour unitif et transformatif » (Chronique de l’Annonciade), toute « transformée par l’amour de Jésus » (selon le Bx Gabriel-Maria). Forte de l’énergie nouvelle, reçue dans ce sacrement, qui est celle de l’Esprit-Saint, Jeanne est entrée aussi, et par le fait même, en communion avec tous les croyants qui forment un seul corps en Jésus-Christ, vivent d’une même vie : c’est la communion des saints qui s’enracine dans la communion eucharistique, germe de résurrection au cœur de l’histoire des hommes. Elle a accueilli avec foi le don de Dieu qu’est l’Eucharistie, ce « don de la grâce qui purifie, illumine, qui perfectionne, restaure, qui vivifie et transforme de la façon la plus ardente au Christ lui-même, par un amour excessif » (St Bonaventure).

En terminant, sa lettre encyclique sur l’Eucharistie, le Pape Jean-Paul II invitait chacun à se mettre « à l’école des saints », car ils sont de « grands interprètes de la piété eucharistique authentique. » De plus, « en eux, la théologie de l’Eucharistie acquiert toute la splendeur du vécu, elle nous « imprègne » et pour ainsi dire nous « réchauffe ». Le Pape invitait aussi à se mettre « à l’écoute de la très sainte Vierge Marie en qui, plus qu’en quiconque, le Mystère de l’Eucharistie resplendit comme mystère lumineux. En nous tournant vers elle, nous connaissons la force transformante de l’Eucharistie » ( n° 62).

Ainsi, par son amour de la Vierge et de l’Eucharistie, Jeanne apparaît, pour aujourd’hui, comme une véritable parole de vie.

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