Bref rappel biographique
Née en 1464, à Nogent-le-Roi, Jeanne est la fille du roi Louis XI et de la reine Charlotte de Savoie. De 5 ans à 19 ans, elle réside au château de Lignières en Berry. À 7 ans, elle reçoit en elle l’intuition spirituelle qu’un jour elle fondera un Ordre religieux dédié à la Vierge Marie. Les années vont passer. À 12 ans, elle est imposée en mariage par son père à Louis d’Orléans qui jamais n’accepta ce mariage forcé, et cela, à cause du handicap physique de la jeune femme. Vont suivre 22 ans de vie conjugale difficile. En 1498, à la mort du roi Charles VIII, Louis d’Orléans devient roi de France. Il fait alors annuler par Rome son mariage avec Jeanne pour épouser Anne de Bretagne. Jeanne devient duchesse de Berry. Elle concrétise alors l’intuition reçue en sa jeunesse : elle fonde, en 1502, avec l’aide du franciscain,  le bienheureux Gabriel-Maria, l’Annonciade. Elle meurt le 4 février 1505. Béatifiée en 1742, elle est canonisée par Pie XII en 1950.
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« Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de « la sortie » que Dieu veut provoquer chez les croyants. Vivre en suivant Jésus signifie apprendre à sortir de nous-mêmes pour aller à la rencontre des autres, pour aller vers les périphéries de l’existence, faire le premier pas vers nos frères et nos sœurs, en particulier ceux qui sont le plus éloignés, ceux qui sont oubliés, ceux qui ont le plus besoin de compréhension, de réconfort, d’aide » (Pape François).
C’est à la lumière de ces paroles du pape François que l’on va revisiter la vie de sainte Jeanne de France, la fondatrice de l’Annonciade, du moins certains événements de sa vie. Ce n’est pas artificiel, ou vouloir à tout pris récupérer les paroles du pape François ! Non. En relisant et méditant la vie de Jeanne, il paraît évident qu’elle a été elle-même vers « les périphéries de l’existence », telles que ces périphéries se présentaient à son époque. On peut dire que sa vie a été une sortie, un exode.
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Dans l’Ancien Testament, le Peuple de Dieu apparaît comme un Peuple en exode, comme un Peuple qui vit le « dynamisme de la sortie » (Pape François, Joie de l’Évangile 20). C’est Abraham qui quitte son pays pour une terre promise par Dieu, c’est Moïse qui accepte d’aller là Dieu lui dit d’aller, c’est Jérémie qui va à la rencontre de tous ceux à qui Dieu l’envoie. Et c’est Jésus, en fin de compte qui, au terme de sa mission sur terre, au moment de retourner vers son Père envoie ses disciples porter son Évangile à la terre entière, l’annoncer à tous les peuples. Les saints donnent tous l’exemple de cette « sortie missionnaire (Pape François, Joie de l’Évangile 20). Ils ont tous accepté de « sortir de [leur] propre confort », ayant eu  « le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont [eu] besoin de la lumière de l’Évangile » (Pape François, Joie de l’Évangile 20). Ainsi sainte Jeanne.
Jeanne a incarné là où elle vivait les valeurs évangéliques non pas d’une manière stéréotypée, mais selon ce qu’elle était, le milieu où elle vivait et le climat spirituel de son temps marqué par la figure emblématique de saint François d’Assise. Elle ne s’est pas cloîtrée cependant dans son milieu ; elle est allée à la rencontre des autres pour les aider, les servir. Elle est allée, selon l’expression du Pape François, « vers les périphéries de l’existence ». Bien plus, elle n’est pas seulement allée « vers les périphéries de l’existence », elle y a vécu elle-même, car elle en faisait partie d’une certaine manière.
Aux périphéries de l’existence
Trois jours après sa naissance, son père Louis XI la promet en mariage à Louis d’Orléans, âgé de deux ans. Dans le jeu politique du roi, si le dauphin constitue l’atout majeur, les princesses, elles, sont bien des cartes qui peuvent aussi servir. En effet, par sa politique matrimoniale, Louis XI a toujours visé à s’attacher les grandes Maisons Princières.
Mais Jeanne grandit mal. Assez vite, on s’aperçoit qu’elle est atteinte d’une maladie osseuse qui l’handicapera toute sa vie. Louis XI décide alors de l’éloigner de la Cour. Il ne la confie pas, comme le voudrait la coutume, à celle qui doit devenir sa belle-mère, car il craint que la duchesse d’Orléans refuse de donner son fils à une future jeune femme handicapée. Il la confie alors au Baron de Lignières, en Berry. Jeanne a cinq ans mais elle a bien dû pressentir, la cause de cet éloignement : son handicap qui la fait être une petite fille pas comme les autres.
À l’époque, tout ce qui est relâché, relâchement des mœurs, relâchement de la pratique religieuse, tant chez les laïcs que chez les clercs ou les moines etc., est alors montré du doigt ; la dégradation morale ou physique chez quelqu’un en fait un exclu, un laissé pour compte. Ainsi Jeanne qui comprend très bien que son handicap la marginalise. Trois réflexions de sa part, rapportées par des personnes qui l’ont bien connue, montrent sa clairvoyance sur sa situation personnelle.
La première. Le 8 septembre 1476, Jeanne vient d’atteindre ses douze ans. Son père décide donc de réaliser son projet : la marier à Louis d’Orléans. Si la jeune Jeanne accueille cette union avec tout l’amour de son cÅ“ur, toute disposée à rendre heureux l’époux que son père lui destine, il n’en est pas de même du jeune Louis qui jamais n’acceptera cette union forcée et le fera durement sentir à sa femme. En effet, durant les vingt-deux années de sa vie conjugale, il en fera aucun cas. Jeanne le dira, un jour, au Baron de Lignières qui l’incitait à parler à son mari : « Je ne oserais lui parler, lui aurait-elle répondu, car vous et chacun, vous voyez bien qu’il ne fait pas cas de moi », sachant bien que son handicap est la cause principale du mépris de son mari envers elle.
La seconde. Dans les années 1487-1489, son mari, s’étant rebellé contre le roi Charles VIII, est en prison. Jeanne assume donc seule la gestion du duché d’Orléans. Un jour, le médecin privé de son mari, Salomon de Bombelles, vient la voir pour la supplier de faire libérer son mari, que son mari lui en sera reconnaissant. Jeanne lui répondit : « Ne croyez-vous pas que je ne fasse pas mon devoir et que je n’aie pas pu le faire ? » et comme le médecin lui répondait qu’il le croyait, alors Jeanne lui dit qu’elle craignait, quand il serait libéré, que son mari ne l’aimerait toujours pas. En le quittant, elle lui dit aussi : « Ah ! maître Salomon, je ne suis pas la personne qu’il faut pour un tel prince ! »
La troisième. En 1498, Louis d’Orléans succède au roi Charles VIII. Devenu alors le roi Louis XII, le premier acte officiel de nouveau souverain est de demander à Rome une reconnaissance en nullité de son mariage avec Jeanne. S’ouvre alors un procès. Au cours de ce procès Jeanne est donc interrogée. Ainsi, le 13 septembre 1498, elle dit à Antoine de Lestang, docteur en droit, qui l’interroge sur la cause de cette séparation, « qu’elle sait bien qu’elle n’est pas jolie, ni belle de corps, comme le sont un grand nombre d’autres femmes. »
Jeanne regarde donc sa situation en face. Elle assume cette réalité crucifiante. Elle a vite compris qu’elle est quelqu’un que l’on rejette, sur lequel on détourne le regard. Comme l’homme des douleurs que décrit le prophète Isaïe, elle est devenue pour son mari un objet de honte, quelqu’un d’insignifiant et de méprisé, de qui on ne tient pas compte, « objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas » (Is 53, 3). Il est intéressant de noter que Pie XII, en 1950, quand il canonisera Jeanne, commencera la Bulle de canonisation de la nouvelle sainte par cette citation du prophète Isaïe. Ainsi l’Église comprend Jeanne et son destin à la lumière de « l’homme de douleur », sur celui que l’on met de côté, que l’on rejette.
Une maison ouverte
Jeanne aurait pu se replier sur ses malheurs. Il n’en a pas été ainsi. Au contraire, c’est une femme attentive aux besoins des autres, une femme habitée par la bonté. « Elle était remplie de grande charité, de douceur et de bonté envers les pauvres qu’elle a recueillis et réconfortés » (Les Sources 36) écrit son premier biographe, lequel se remettait souvent « en mémoire [sa] grande bonté « (36).
La bonté, la bienveillance, cela redonne courage, relance l’espérance et redonne souffle à la vie. Jeanne s’est employée à être toujours là où manquaient « le plus la lumière et la vie du ressuscité » (Pape François, La joie de l’Évangile 30). À l’exemple de la Vierge de Cana, elle a présenté au Christ par sa vie de prière et de charité les besoins de ceux au milieu desquels elle a vécu : « ils n’ont plus de vin » (Jn 2, 3)
Ainsi, les portes de sa maison ont toujours été ouvertes. Elle ne s’est pas enfermée en effet dans son palais ducal mais elle a fait de son palais ducal un lieu ouvert sur les besoins de ses contemporains. On venait facilement vers elle « dans les affaires importantes pour avoir un conseil, sachant que la sagesse divine reposait en elle » (Les Sources 190). Les pauvres venaient s’y faire soigner et de « ses propres mains, elle soignait elle-même les plaies qu’avaient certaines pauvres femmes aux jambes » (Les Sources 237) Elle faisait faire aussi des médicaments  « en abondance afin de les distribuer là où on pourrait en avoir besoin » (Les Sources 237) Elle avait également le souci des jeunes femmes tombées dans la prostitution ; elle les y tirait ou les faisait tirer de là « par tous les moyens qu’elle pouvait » (Les Sources 45). Elle avait un souci particulier « envers les pauvres veuves et les enfants orphelins ; elle les faisait aider dans tous leurs besoins et dans toutes leurs nécessités. » Elle avait institué sur la ville de Bourges une sorte de réseau de bienfaisance qui s’informait « secrètement pour savoir où étaient les pauvres gens qui, par honte, n’osaient déclarer leurs nécessités. Quand elle l’avait appris, elle leur envoyait des draps, du linge et de l’argent par l’intermédiaire de personnes dévotes, si discrètement que l’un ne savait rien de l’autre » (352) Grâce à son testament, on sait qu’elle prenait également en charge les études de dix écoliers pauvres afin qu’ils puissent étudier correctement (Les Sources 557).
Son livre de comptes pour l’année 1499-1500 nous dévoile aussi qu’elle avait le souci des personnes de sa condition ayant subi des revers de fortune : ainsi elle aide une certaine Perrette de Villebresme, venant de perdre son mari, à payer ses dettes ainsi que les employés de sa Maison.
Jusque dans sa vie de prière, Jeanne est allée aux périphéries de l’existence. Nous le savons grâce à son confesseur, le franciscain Gabriel-Maria. Elle priait en effet pour les pécheurs, elle les excusait devant Dieu, prenait leur défense, se disant en elle-même « il faut sauver ces pauvres gens. Car, Dieu a permis qu’ils pèchent en ta présence pour voir, lui Dieu, comment tu voudrais prier pour eux et quel labeur tu entreprendrais pour pouvoir les sauver »  (Les Sources 894)
Vers les autres
Jeanne est une femme de foi dont le seul désir est de plaire à Dieu, à l’exemple de la Vierge Marie, la première croyante. L’exemple de la Vierge a été déterminant chez elle. En méditant l’Évangile, avec Marie et comme Marie, Jeanne a appris trois choses dont la mise en pratique a contribué à la construire, à la faire tenir bon dans la prière et la charité et, de ce fait, à la lancer vers « les périphéries de l’existence ».
La première chose : lire la Parole de Dieu. Comme « Marie conservait toutes ces choses, les méditant dans son cÅ“ur » (Luc, 2, 19.51) Jeanne s’est attachée aux vérités de l’Évangile. Elle l’a médité, particulièrement les passages où il est question de la Vierge, y découvrant ce qui pouvait l’aider dans sa vie quotidienne à elle. Ainsi, elle a découvert dix attitudes du cÅ“ur de la Vierge qu’elle pouvait faire siennes. Le regard de son esprit s’est alors posé sur Marie pure, Marie prudente, Marie humble, Marie croyante, Marie priante, Marie obéissante, Marie pauvre, Marie patiente, Marie charitable et Marie compatissante. Ce regard prolongé sur la Vierge à son insu a nourri ses pensées, inspiré ses paroles et orienté ses actions, les pénétrant de bonté.
La seconde chose : méditer la Passion du Christ. « Debout, Marie sa Mère se tenait au pied de la Croix » (Jn, 19,25). A l’exemple de la Vierge du Stabat, Jeanne a contemplé longuement le Crucifié, comprenant que, sur la Croix, Jésus a voulu nous « séduire par son amour » (Bx Duns Scot), par sa vie donnée, sa vie livrée. Cette méditation prolongée l’a conduite à faire de sa vie un service d’amour. Si chaque année, Jeanne lavait les pieds de treize pauvres afin de commémorer le geste du Christ lavant les pieds de ses apôtres, on peut dire que c’est toute l’année qu’elle les leur lavait par ses œuvres bonnes. La méditation de la Passion a contribué aussi à faire de Jeanne un être de bonté.
La troisième chose : recourir souvent à l’Eucharistie. « Les apôtres, avec quelques femmes, dont Marie la mère de Jésus, étaient assidus à la prière et à la fraction du pain » (Ac, 2,42). À l’exemple de Marie, Jeanne est une femme de prière ; l’eucharistie est pour elle un moment d’intense union avec Celui qu’elle reçoit. Elle communiait souvent. De communion en communion, elle est entrée toujours plus profondément dans l’intelligence de ce mystère, non pas d’une manière intellectuelle, mais  existentielle : comme la Vierge, elle a porté en elle la Présence et l’a donnée au monde, là encore, par sa bonté, ses œuvres bonnes.
Ainsi, ces trois choses que Jeanne appris en regardant la Vierge de l’Évangile l’a fait sortir de chez elle, c’est-à -dire, d’elle-même ; cela l’a conduite à avancer toujours plus avant sur les chemins de la prière et du véritable amour.
La prière et la charité ont éclairé toute sa vie, toute son existence. C’est à cette lumière qu’elle a pu découvrir le sens des événements qui ont jalonné sa vie. Si Alexandre Jollien, infirme moteur cérébral, dans son livre Éloge de la faiblesse, écrit que la philosophe a constitué pour lui « une sorte de loupe pour observer la réalité, pour lire dans les événements quotidiens, pour trouver un sens aux expériences » (p. 49), pour Jeanne, c’est la lumière de la foi, une foi réfléchie et vécue, ainsi qu’une intense vie de prière et de charité, qui ont constitué « cette loupe », lui permettant de lire au cœur des événements de sa vie le sens dont ils étaient porteurs.
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Exclue de son milieu à cause de son handicap, méprisée par son mari, Jeanne aurait pu en vouloir à la vie. Comme la femme courbée de l’évangile, elle aurait pu être courbée sur son propre malheur. Elle ne s’est pas résignée à marcher en regardant le sol, à ne plus voir loin devant elle. Elle ne s’est pas résignée à rester sur l’immédiat, ou à ruminer le passé, à pleurer l’échec de son mariage, à cultiver les rancœurs et les tristesses. Elle a vécu comme déliée des chaînes qui pourtant l’entravaient, regardant vers le haut, vers quelque chose qui la tirait hors d’elle-même. Si la philosophie a pu être ce levier chez un Alexandre Jollien, chez Jeanne cela a été sa vie de foi et de charité vécue dans le sillage de la Vierge Marie. Sa vie nous dit qu’au milieu des épreuves, rester debout est possible, qu’il y a un sens et que ce sens est toujours à chercher vers ce qui fait sortir de soi. Son existence nous dit sa capacité d’être, son courage d’être, sa confiance en la vie, envers et contre tout, comme la Vierge. Les Ave Maria qui ont jalonné toute sa vie ont été véritablement sa force. Par ces Ave Maria, Jeanne « a laissé la Vierge posséder son cœur, en lui confiant tout ce qu’elle était et tout ce qu’elle avait » (d’après une parole du pape François lors de l’audience générale du mercredi 14 mai 2014).
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Bravo !!
SMP
Merci, soeur Marie-Pascale, pour vos encouragements.
soeur Marie-Emmanuel