Si Dieu vient faire irruption très tôt dans la vie de Jeanne, dès son enfance, et cela lui est une joie, très vite aussi, viennent les épreuves : se découvrir une petite fille pas comme les autres à cause d’un handicap physique, être éloignée des siens très jeune, faire un mariage malheureux, subir un procès en nullité de mariage, rencontrer des obstacles dans son projet de fonder un nouvel Ordre religieux. Tout cela aurait pu l’aigrir ou la remplir d’amertume. Il n’en a pas été ainsi. Au contraire, Jeanne est une femme debout, heureuse dans la foi, l’espérance et la charité. Quel est son secret ?

Jeanne est une femme de silence et de prière. Elle a fait l’expérience d’une forte intimité avec le Christ ; cela a été capable d’orienter sa vie, d’informer ses gestes, son comportement. Dans le jardin du palais ducal de Bourges, où elle réside après l’annulation de son mariage avec Louis d’Orléans, elle a fait ériger une grande et belle croix. Souvent, même la nuit, elle vient y prier, y accomplir certains actes de pénitence. Combien de fois son jardinier, dont elle achète le silence par quelques gâteries, ne l’a-t-il pas surprise ! Cette démarche de Jeanne souligne la certitude qu’elle a que seul, le Christ, et le Christ crucifié, peut l’aider dans son chemin de conversion, la soutenir dans la traversée parfois dramatique de son existence. Auprès de cette croix, elle entrevoit aussi que l’attitude de foi et d’espérance de la Vierge au calvaire est la seule issue possible quand tout semble anéanti.

Jeanne est humble. Elle reconnaît sa faiblesse. Nous le savons par les confidences du père Gabriel-Maria à ses filles que Françoise Guyard a recueillies dans sa Chronique. Ainsi, nous apprenons que Gabriel-Maria était contraint de lui rappeler son état d’imperfection « en l’appelant orgueilleuse, imparfaite etc. ».

Jeanne accueille l’événement. Elle consent aux événements contraires qui l’ont travaillée, laissant percevoir quel devait être son combat spirituel. Ils l’ont travaillée d’abord dans son propre corps par le handicap physique. A son époque, si marquée par les réformes, des termes comme difformité, déformation, déformé, évoquant au départ des manquements aux conventions sociales et religieuses vont prendre une connotation physiologique, évoquant tout à la fois la dégradation morale et physique de l’être humain. Le handicap physique marginalise, au même titre que le handicap mental. On comprend que, dans ce contexte, la petite Jeanne est éloignée de la Cour. Elle va vivre là comme un paradoxe. Portant en elle-même, dans sa chair, la « déformation », elle a œuvré toute sa vie pour la « réformation » des mœurs, retirant par exemple de pauvres filles d’une mauvaise vie, réformant la vie régulière de tel couvent, aimant, dit la Chronique de l’Annonciade, « les religions bien réformées ».

Les événements l’ont également épurée dans sa vie conjugale. Durant son mariage, en effet, elle a connu, le mépris, de la part de son mari, Louis, duc d’Orléans, les rumeurs de la Cour au moment où ce dernier entreprend la fameuse Guerre Folle contre le Roi. N’est-elle pas alors la femme d’un traître ? La vie ne lui a pas donné la place qui lui revenait de droit à la Cour. Elle n’a pas non plus revendiqué la considération que lui valait sa naissance mais elle l’a obtenue par ses qualités morales, par sa sagesse.

Dans ses affections Jeanne a aussi été meurtrie. En effet, et elle en fait la confidence dans son Testament, l’amitié qu’elle porte au père Gabriel-Maria, son confesseur et conseiller, est parfois mal interprétée par les gens de cour.

Si elle est aussi éprouvée dans son amour pour l’Église, qui va prononcer la sentence en nullité de mariage, sa fidélité envers elle ne défaille pas et, plus tard, une fois son ordre fondé, elle demande à ses filles de toujours se référer à sa parole. Elle rejoint sur ce point la foi de saint François en l’Église.

Elle va être également purifiée dans son projet le plus cher : la fondation de l’Annonciade. Demandant à son confesseur de l’aider dans cette réalisation, celui-ci, en homme prudent, temporise, et cela dure deux ans. Cette épreuve arrive peu de temps après celle de l’annulation en mariage. On comprend que Jeanne puisse traverser alors une période de dépression. Seule, une immense confiance en Dieu, seul un retour intérieur vers Celui à qui elle veut plaire lui a permis de traverser ce tunnel.

Comment elle a tenu ?

Plaire à Dieu. Voilà ce qui a permis à Jeanne de rester debout, voilà pour elle la seule sagesse, la seule prudence : savoir plaire à Dieu. C’est ce conseil, fruit de l’expérience, qu’elle donne à ses annonciades, au second chapitre de leur Règle, celui de la prudence : « La sagesse et la prudence parfaites sont de savoir plaire à Dieu » (Règle de vie de l’Annonciade).

Car Jeanne a toujours fait face aux événements contraires de la vie en s’en remettant à Dieu, c’est-à-dire, en cherchant dans l’épaisseur de la lutte comment lui plaire, comment lui être agréable. A l’exemple de la Vierge elle a pesé dans son cœur les événements qu’elle vivait, les lisant à la lumière de sa foi afin d’en tirer une ligne de conduite. La Vierge l’a aidée à veiller, à garder sa lampe allumée, lui ouvrant le chemin de la sagesse et de la constance, l’aidant à se quitter d’elle-même pour se donner aux autres.

Tous les moments douloureux qui ont jalonné sa vie, loin de rétrécir son cœur, l’ont au contraire ouvert aux autres. En effet, si l’âpreté du combat a enrichi ses traits de sagesse et de sérénité, elle l’a aussi enrichi de compréhension et de compassion. Devenue duchesse de Berry, elle comprend les femmes de sa condition, délaissées comme elle, pour raisons politiques ; elle prend soin des pauvres, des malades, voire des pestiférés, comme en 1499, où la ville de Bourges est atteint par le fléau de la peste. Le don de soi est la réponse qu’elle donne à la question : comment plaire à Dieu ?

Rien d’extraordinaire. Jeanne se donne là où elle vit. Le don de soi l’ouvre sur les besoins de son prochain. Pour elle, pas de don sans compréhension des autres, sans humilité, sans « agenouillement » du cœur, sans humble service, sans avoir une attitude intérieure de disponibilité qui puisse lui fait dire, à l’exemple de Marie : «Qu’il me soit fait selon votre Parole et non selon la mienne. »

Dieu a besoin de nos mains pour manifester sa tendresse aux hommes et aux femmes qui nous entourent. Ainsi, Jeanne est attentive aux petites choses de la vie. Son premier biographe nous dit, par exemple, qu’au tout début de la fondation de l’Annonciade on la voit expliquer à ses filles des rudiments de cuisine, procurer à l’une d’entre elles, de santé plus fragile, une cellule mieux chauffée. Elle goûte les joies simples et familiales, comme celle de s’asseoir près de la cheminée, au milieu de ses novices, et de se récréer familièrement avec elles. Elle se met à leur portée, comme à la portée de toutes les misères de son duché, à la portée de son mari lorsqu’il est prisonnier, allant le visiter, le soignant dans sa prison, vendant de ses biens pour lui venir en aide.

Au cœur des épreuves de la vie, tant spirituelles que corporelles et matérielles, comme au sein même des joies humaines, se cachent pour Jeanne de grandes lumières, puisées dans l’oraison, la Parole de Dieu, les sacrements, venant soutenir et éclairer son existence, l’orienter, la transformer ; ces lumières sont sans piège et sans égarement car elles viennent de l’unique maître, le Christ, que Jeanne n’a jamais cessé de suivre et d’imiter en imitant celle qui a été son premier disciple : la Vierge, sa Mère.

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