On ne peut tout dire à propos de la vie de Jeanne de France (1464-1505). Il a donc paru bon d’aborder dans cet article un aspect de la vie de Jeanne que peu d’historiens ont mis en valeur : sa proximité avec l’idéal spirituel de saint François d’Assise.

Se faire petit

Détail d’un vitrail : Jeanne lave les pieds des pauvres

Saint François d’Assise en effet a voulu que ses frères soient appelés des frères mineurs. Comme le rapporte Thomas de Celano, un frère de la première heure : « je veux que notre fraternité s’appelle l’Ordre des Frères mineurs  ». François s’appuie sur l’Évangile, et en particulier, sur la scène évangélique de la dernière Cène et du lavement des pieds pour justifier cette appellation. Dans la Règle des Frères de 1221, il écrit : « qui voudra être le plus grand parmi eux sera leur ministre et serviteur; et le plus grand parmi eux sera comme le plus petit ». Et encore : « par esprit d’amour qu’ils se rendent volontiers service et s’obéissent mutuellement  ». Derrière ce conseil se profile bien sûr la parole du Christ lors du lavement des pieds: « je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir  » (Mt 20 ,28).

Se faire petit ou, en d’autre terme, la minorité, est bien un élément essentiel de la vocation franciscaine.  Elle a pris forme à partir de la contemplation de saint François de l’Incarnation du Christ Jésus et s’exprime dans le fait de se faire petit devant Dieu et ses frères. C’est la même logique que « Lui qui est riche, il s’est fait pauvre » (cf. 2 Cor 8,9). François s’est fait petit, et cela, il le manifeste dans la manière dont il vit son quotidien le plus ordinaire. Nul doute que Jeanne de France fait part de ces « petits »  qui ne se sont pas mis au-dessus des autres mais qui ont été à leurs côtés, avec eux et parmi eux, qui ont Å“uvré à plus de fraternité, de paix, de ces « petits » qui ont fait de leur quotidien un chemin d’évangile.

Lignières

Oratoire de Lignières : lieu où sainte Jeanne a reçu sa vocation de fondatrice

Vers l’âge de cinq ans, Jeanne quitte la Cour d’Amboise pour être envoyée en Berry sous la garde de François de Bourbon-Beaujeu, un des chambellans et cousins du roi. C’est un long exil de quinze ans qui commence.

Jeanne va se former à son rôle de princesse sous la sage conduite d’Anne de Culan, l’épouse du baron de Lignières, qui décède malheureusement en 1477. Elle reçoit d’ailleurs une excellente éducation,  tout en développant dans l’ombre du château de Lignières les fondements de sa vie intérieure. On la retrouve souvent en prière dans la petite église romane attenante au château. A-t-elle fréquenté le foyer de renouveau monastique de Chezal-Benoît, proche de Lignières ? Il ne semble pas. Par contre, elle a bénéficié très tôt de la direction spirituelle des frères Mineurs de l’Observance, proches de Lignières : les pères de Mehun-sur-Yèvre ?  Châteauroux ? Elle bénéficie aussi, à partir de 1480, de la compagnie de la nouvelle épouse du sire de Beaujeu, Françoise de Maillé.

L’éloignement de Jeanne de la Cour est sans aucun doute la conséquence d’une maladie osseuse handicapante qui commence à se développer. Louis XI veut soustraire sa fille aux regards de la Cour. Car Jeanne, à l’exemple de sa sœur Anne, aurait dû y être élevée. Promise en mariage à Louis d’Orléans, elle aurait même dû être élevée dans sa belle-famille, selon l’usage du temps. Ainsi, ne voit-on pas Marguerite d’Autriche, encore une enfant, être envoyée en France à la cour d’Amboise car promise au dauphin Charles VIII ?

La minorité chez Jeanne s’inscrit donc en son être même. Elle ne lui ait pas venue de l’extérieur, ce n’est pas un choix de vie, mais une réalité inscrite au plus profond de sa personne. Ce que la société de son temps rejette, en quelque sorte, elle l’assume, elle le porte sur elle. Et la conséquence pour elle est d’être mise de côté.

Duchesse d’Orléans

Mariée à Louis d’Orléans en 1476, elle devra subir de la part de ce dernier beaucoup d’indifférence et de mépris. Elle le sait : à son époque, dégradation morale ou physique chez quelqu’un en fait un exclu, un laissé pour compte. Le handicap marginalise. Deux réflexions d’elle rapportées au cours du procès en nullité de mariage le montrent : au Baron de Lignières, elle aurait dit que son mari « ne fait aucun cas d’elle » ; au médecin personnel de son mari elle aurait dit : « je ne suis pas la personne qu’il faut pour un tel Prince. » Jeanne regarde donc sa situation  en face, à la lumière de sa foi, sans amertume ni révolte. Elle assume cette réalité crucifiante. Elle a vite compris qu’elle est quelqu’un que l’on rejette, sur lequel on détourne le regard. Comme le « serviteur souffrant » du Prophète Isaïe, elle est devenue pour son mari un objet de honte, quelqu’un d’insignifiant, « devant qui on se voile la face, méprisé » et dont on ne fait « aucun cas » (Is 53, 3). Il est intéressant de noter que le Pape Pie XII, en 1950, quand il canonise Jeanne, commence la Bulle de canonisation de la nouvelle sainte par cette citation du prophète Isaïe.

Mais Jeanne ne s’est pas dérobée pas aux devoirs de son état. Bien au contraire. Dans les années 1488, a lieu la fameuse « Guerre folle » à laquelle participe activement Louis d’Orléans. Cela vaudra à ce dernier trois longues années de captivité.

L’emprisonnement de Louis d’Orléans fait apparaître un autre aspect de la minorité chez Jeanne. Jeanne en visitant son mari en prison met en pratique ce que saint Matthieu écrit au chapitre 25 de son évangile : « j’étais en prison vous m’avez visité ». Elle sait bien qu’un, « homme prisonnier n’est pas bien aise», ce sont ses propres mots rapportés dans le procès en nullité de mariage que, dix ans plus tard, Jeanne devra subir. Le prochain à secourir, elle n’a pas à le chercher bien loin, il est là, en la personne de son mari duquel elle ne reçoit qu’indifférence et mépris. De plus, la rébellion de son mari et son emprisonnement la mettent dans une situation bien délicate laquelle doit alimenter, à la Cour, pas mal de conversations de couloirs, pas toujours bienveillantes. Ses dernières intentions, qu’elles donnent à son confesseur, le père Gabriel-Maria, avant de mourir, laissent entendre qu’elle a dû souffrir de ce fléau. Ainsi, elle lui dit, « ne croyez pas à la légère les gens de cour ni les autres quand leurs paroles sont contre autrui. » Jeanne vit la minorité dans les relations avec ceux et celles qui croisent sa route, au quotidien, en évitant tout jugement facile ou désobligeant sur les autres.

Duchesse de Berry

Cathédrale Saint-Etienne de Bourges

C’est peut-être au cours des six années où elle fut duchesse de Berry, donc en position de gouvernement, que l’on peut toucher du doigt comment elle vécut la minorité. « Le plus grand parmi eux sera comme le plus petit  ». Ces quelques mots tirés de la Première Règle de saint François résument bien ce que fut Jeanne, duchesse de Berry.

Il est incontestable que duchesse de Berry Jeanne fut soucieuse des plus petits. La renommée de bonne duchesse qui s’est perpétrée dès sa mort en témoigne. Son premier biographe dans sa Chronique, relate comment Jeanne venait en aide aux plus nécessiteux, aux malades, aux orphelins, ayant institué une sorte de réseau de bienfaisance :

Elle avait institué sur la ville de Bourges une sorte de réseau de bienfaisance qui s’informait des besoins des plus pauvres, surtout de ceux qui n’osaient pas déclarer leur nécessités.  Elle allait jusqu’à retirer ou faire retirer de la prostitution de pauvres filles, elles les dotaient afin qu’elles puissent repartir dans la vie d’une manière décente. Elle se souciait également des écoliers pauvres. Ainsi, elle institua des bourses pour dix écoliers pauvres afin qu’ils puissent poursuivre des études.

Un autre aspect de la minorité est la scène évangélique qui impressionna le plus saint François, celle du lavement des pieds. Cette scène du lavement des pieds impressionna également Jeanne de France. Tous les ans, rapporte son premier biographe, le Jeudi Saint, elle lavait les pieds de treize pauvres et leur servait ensuite un repas et leur donnait une aumône.

Par ce geste, elle montre que le Christ, pauvre et serviteur, est au centre de sa vie, qu’Il est le modèle à partir duquel elle comprend son existence, et particulièrement son rôle de duchesse. Ce geste du Christ, que Jeanne refait, est l’image de sa vie qu’elle a mise tout entière sous le signe du service, sous le signe de celui qui s’est fait le serviteur de tous, et de celle qui s’est dite « la servante du Seigneur », la Vierge Marie.

La vie quotidienne

Le testament de Jeanne lève le voile sur ceux et celles qui ont croisé la route de Jeanne : pauvres écoliers, lépreux, orphelins, pauvres veuves et autres indigents, pauvres des Hôtels-Dieu de son duché, paysans, mais aussi religieux des quatre Ordres mendiants présents à Bourges (Carmes, Dominicains, Augustins et Frères mineurs Conventuels), Clarisses de Bourges, Frères mineurs Observants de Châteauroux, de Cluis, de Mung-sur-Loire, d’Argenton, d’Amboise, et encore, sa filleule qui est la fille de son secrétaire, le personnel de la Maison ducale .

Son livre de compte de l’année 1499-1500 montre également sa sollicitude pour ces « frères que le Seigneur lui a donnés ». Les dépenses qu’elle fait concerne surtout les autres qui partagent son quotidien ; peu pour elle-même. Ainsi elle achète du tissu pour monsieur d’Aumont qui, avec sa femme, fait partie de ses proches, pour des sÅ“urs colettines, de la toile de lin pour Charlotte [de Besançon], faisant partie de sa Maison ducale, pour ses pages. Elle fait plusieurs achats de tissu pour sa servante Marie Pot, pour une de ses demoiselles Perrette de Saint-Denis qui vont toutes deux se marier. Pour elle-même, du satin, du velours pour fourrer des coffres, du taffetas pour des cornettes – peut-être destinées à ses premières filles ? Elle achète aussi du drap de laine pour ses filles, les pages de sa Maison, ses femmes de chambres, pour les chevaux des écuries, pour Jean d’Aumont et madame d’Aumont qui font partie de la Maison ducale, pour elle-même, en vue de feutrer la fenêtre de sa chambre. Elle se procure aussi de la fourrure, un achat pour elle-même ; les autres achats sont tous destinés aux gens de sa Maison. Parmi eux, on retrouve Marie Pot et Perette de Saint-Denis, plusieurs achats sont destinés à monsieur d’Aumont. Elle fait aussi des achats de chaussures. Elle achète une paire de souliers pour elle-même ; onze paires de souliers pour les personnes faisant partie de son entourage dont Marie Pot – le livre de compte donne les noms de ces personnes – et des paires de souliers pour ses premières filles. On sait qu’elles étaient au nombre de onze.

Jeanne a été véritablement attentive aux besoins de ceux et celle qui lui étaient le plus proche, et cela sans oublier ses propres besoins. Par exemple, son livre de compte note aussi la venue auprès d’elle de Louis de Villebresme, médecin, car en cette année 1499 elle est souffrante. En effet, on sait, grâce à la Chronique, combien les deux années qui ont suivi le procès en nullité – années 1498-1500 – ont été éprouvantes pour sa santé.

Visage de Jeanne

Enfin, – et cela est peut-être aussi un aspect de la minorité – elle ne dédaignait pas les simples joies de la vie. Une fois de plus son livre de compte témoigne : ainsi, le 5 janvier 1499 – cela devait être l’Épiphanie du Seigneur – elle fit venir en la demeure ducale de Chatillon-sur-Indre «  des joueurs de farces » pour réjouir les gens de sa Maison. De son côté, la Chronique note qu’elle aimait venir visiter ses premières filles. En effet,  « elle venait souvent les voir à leur ouvroir. Elle se mettait sur la chaise qui est encore tout près de la cheminée et les regardait faire leurs petites besognes. Elle se réjouissait si familièrement avec elles qu’elles semblaient être ses propres filles. » Elle venait les visiter mais aussi elle venait voir si elles avaient bien le nécessaire. Ainsi,  « parfois, la sainte Dame venait voir comment tout allait, si ses filles étaient bien nourries. Elle venait à la cuisine voir faire le potage et les portions. Elle montrait à celle qui les faisait comment elle devait les faire, comment elle devait couper la viande et accommoder les Å“ufs. »

Jeanne aurait pu se replier sur ses malheurs. Il n’en a pas été ainsi. Au contraire, c’est une femme attentive aux besoins des autres, une femme habitée par la bonté. « Elle était remplie de grande charité, de douceur et de bonté envers les pauvres qu’elle a recueillis et réconfortés », écrit son premier biographe, qui se remettait souvent « en mémoire [sa] grande bonté. »

La bonté, la bienveillance, cela redonne courage, relance l’espérance et redonne souffle à la vie. Jeanne s’est employée à être toujours là où manquaient lumière et espérance, auprès de ces frères et sœurs à aider, qu’ils soient riches ou pauvres.  À l’exemple de la Vierge de Cana, elle a présenté au Christ par sa vie de prière et de charité les besoins de ceux au milieu desquels elle a vécu: « ils n’ont plus de vin » (Jn 2, 3).

Ainsi, les portes de sa maison ont toujours été ouvertes. Elle ne s’est pas enfermée en effet dans son palais ducal mais elle a fait de son palais ducal un lieu ouvert sur les besoins de ses contemporains. Car on venait facilement vers elle « dans les affaires importantes pour avoir un conseil   », sachant que la sagesse et la bonté reposaient en elle.

En résumé

La minorité chez Jeanne – cette minorité qui était comme incrustée en elle par son handicap – s’est vécue au sein même de son réel, le plus terre à terre. Cette voie spirituelle ne l’a pas éloignée des réalités du monde. Bien au contraire. Ce chemin de minorité lui a fait prendre en compte tout son vécu, toutes ses expériences heureuses ou malheureuses dont son quotidien a été porteur, pour aller jour après jour au-devant de Celui qui vient.

 

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